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L’inspecteur Crespo déposa sa collègue chez elle puis rallia l’immeuble vétuste de la direction générale de la police judiciaire. Il était très inquiet et le fait de savoir qu’un homme armé se promenait dans la ville lui plaisait de moins en moins.

Il appela Concepción García. D’une voix ensommeillée, elle lui dit que son époux n’était pas revenu.

Il regarda la pendule. Il était deux heures du matin et la pluie tombait toujours. Il se rappela les vieux serenos, ces veilleurs de nuit solitaires qui, équipés d’une canne, d’une lanterne et d’un tas de clés, déambulaient pour donner les heures et annoncer le temps.

“Ave Maria, il est deux heures et il pleut.”

Il se demanda quand ces employés municipaux avaient disparu, s’il les avait vraiment vus dans son enfance ou s’il s’agissait seulement de ces curieuses certitudes nées par contagion en écoutant sans le vouloir l’inventaire des choses disparues.

— Qu’est-ce que tu mijotais, Pedrito ? dit-il à voix haute.

Il pensa descendre dans les sous-sols consulter les archives, des dossiers généralement illisibles, rongés par l’humidité des lieux ou grignotés par les rats, mais il rejeta aussitôt cette idée. Il savait tout et rien de Pedro Nolasco.

Les neurones de l’inspecteur travaillaient sans relâche et une photo aperçue dans le fichier des “individus dangereux” lui revint en mémoire. Un cliché de mauvaise qualité pris au cimetière central où on voyait Pedro Nolasco, à l’âge de trente ans, unique participant à un enterrement, il tirait une voiture à bras où se trouvait un cercueil recouvert d’un drapeau rouge et noir. La photo était en noir et blanc mais l’inspecteur savait qu’il devait être nécessairement rouge et noir car il s’agissait des funérailles de l’autre Pedro Nolasco, l’anarchiste qui, d’après les archives, était mort d’une balle tirée de très près, probablement un suicide même si l’arme n’avait jamais été retrouvée.

— Drôles de types, ces anarchistes, murmura l’inspecteur.

De tels hommes n’existaient plus au Chili, ils faisaient partie de l’inventaire des pertes sur lequel reposait une normalité factice, celle de deux pays totalement différents coexistant dans un même et misérable espace géographique. D’une part, le pays prospère des vainqueurs situé dans la partie orientale de la ville, celui des chefs d’entreprise qui saluaient en souriant leur voisin sénateur ou député, des productrices de télévision ou des propriétaires de boutiques de mode qui buvaient des cappuccinos sur la terrasse d’un grand centre commercial en commentant les dernières bonnes affaires commerciales de Miami, la saleté de Paris, le chaos de Rome, la puanteur de Madrid, et assuraient, en montrant d’impeccables dents blanches, qu’il n’y avait rien de mieux que de vivre au Chili. Et, d’autre part, le centre de Santiago où circulaient, tête baissée, des gens effrayés par les caméras vidéo qui les suivaient à la trace, par les carabiniers dans leurs bus verts aux fenêtres grillagées, par les vigiles contrôlant leurs passages dans les banques et les commerces. Et puis, au sud, au nord, à l’ouest, il y avait aussi les quartiers habités par la désespérance des emplois précaires, effrayés par la terrible délinquance des enfants et des adolescents qui, après s’être fait exploser le cerveau en inhalant de la coke, se transformaient en psychopathes aux airs innocents.

— Il n’y a plus d’anarchistes, soupira l’inspecteur.

Le dernier était mort en 1990. C’était un beau vieillard à la longue barbe blanche toujours vêtu d’une salopette d’ouvrier, il ressemblait comme un frère jumeau à Léon Tolstoï. Il s’appelait Clotario Blest : anarcho-syndicaliste, pacifiste, végétarien et adepte de la macrobiotique, écologiste quand personne ne connaissait le sens de ce mot, il avait fondé la Centrale unique des travailleurs, la meilleure et la mieux organisée des centrales syndicales d’Amérique latine.

L’inspecteur Crespo se souvint de l’avoir vu pendant les manifestations contre la dictature, toujours au premier rang, ou encore exigeant qu’on lui dise où étaient ces milliers d’hommes et de femmes disparus, toujours au premier rang, traîné par des policiers dont la carrure faisait ressortir encore davantage la force émanant de son faible corps. Toujours au premier rang.

Clotario Blest n’était plus là, ni la CUT. Ils faisaient partie de l’inventaire des pertes.

— Qu’est-ce que tu mijotais, Pedrito ? répéta l’inspecteur à haute voix et, au même instant, il regarda le calendrier de son bureau.

16 juillet. Il se leva d’un bond, alla jusqu’à l’ordinateur central et chercha dans la rubrique délinquance/ attaques de banque.

Le 16 juillet 1925, le grand-père de Pedrito et trois anarchistes espagnols avaient braqué la succursale Matadero de la Banque du Chili.

L’inspecteur Crespo aimait les coïncidences car la vie en est pleine. Il fallait simplement les accepter en silence, elles ne pouvaient servir d’arguments pour prendre des mesures préventives. Il fit donc la seule chose possible pour un policier troublé par une coïncidence : rien.

Il ôta ses chaussures, posa les pieds sur son bureau, ferma les yeux et murmura :

— C’est bon, Pedrito, si tu avais prévu de faire quelque chose en solitaire, il n’y a plus de raison de s’inquiéter, mais si tu avais des compères, qu’ils le fassent à ta manière et on sera quittes.